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Le Directeur financier dans l'entreprise en difficulté, le 28 janvier 2016 (16/05/2016)

En France, l'an passé, les tribunaux de commerce ont eu à connaître 60 000 procédures collectives (sauvegardes, redressements ou liquidations judiciaires) dans lesquelles 270 000 emplois étaient en cause, et environ 1 500 procédures amiables (mandats ad hoc ou conciliations).
Gardien des nombres, le directeur financier est bien souvent l'annonciateur des mauvaises nouvelles, singulièrement quand l'entreprise entre en difficulté financière: les nombres traduisent l'état de santé de l'entreprise. Comment détecter puis gérer ces phases délicates ? Pour en débattre étaient réunis autour de Jacques Madinier, membre du bureau d'HEC Finance d'entreprise, Hélène Bourbouloux, administrateur judiciaire, Grégoire Desmettre, directeur général du groupe d'impression monochrome CPI depuis 2013 après en avoir été directeur financier, et Philippe Hervé, dirigeant et actionnaire minoritaire de l'entreprise d'importation et distribution de futons et meubles japonais Omoté.

 

Grégoire Desmettre a été confronté chez CPI par deux fois à des difficultés financières sérieuses: en 2008, puis en 2012. Leader mondial de l'impression de livres monochrome, CPI est confronté à la contraction du marché du livre papier.
En 2008, à la suite d'un LBO, le groupe est détenu par des financiers qui ont souscrit pour ce faire une dette d'acquisition considérable: CPI a supporté indirectement le poids de l'endettement de ses repreneurs, et se trouve à la tête d'une dette de 600 millions d'€, dont 45 millions d'€ à rembourser sous dix-huit mois, et ne respecte plus aucun des ratios prévus au plan de LBO (en particulier, l'affaire n'a plus d'EBITDA). Après de patientes et difficiles négociations, les créanciers ont consenti à convertir en capital les deux tiers de leurs créances et en obligations remboursables en actions une partie du solde. Ceci sur la base d'un business plan redéfini et crédible.
En 2012, CPI s'est trouvé en panne de trésorerie. La crise a été résolue par une nouvelle conversion de dettes en capital, et la reprise du capital pour l'euro symbolique par deux nouveaux investisseurs.
Aujourd'hui, CPI n'a plus de dettes financières, son chiffre d'affaires a été ramené à 360 millions d'€ (460 millions d'€ en 2008), et son EBITDA se monte à 45 millions d'€.
Pour Hélène Bourbouloux, cette double expérience met en évidence le rôle délicat du directeur financier dans de telles circonstances, et la nécessité pour lui de disposer d'équipes solides et d'outils de gestion prévisionnelle pointus. Une fois établies les prévisions de cash qui mettent en évidence la réalité de la crise, il convient de persuader les dirigeants d'aller à la rencontre d'un administrateur judiciaire en vue de définir la procédure la plus appropriée: si le problème réside dans la structure de bilan, une procédure amiable (mandat ad hoc ou conciliation) devra être mise en œuvre; en cas de problème de rentabilité d'exploitation, c'est plutôt vers une procédure collective qu'on devra s'orienter.
Les outils juridiques disponibles se sont sensiblement sophistiqués ces dernières années. Ainsi, il est possible de réunir les créanciers en un comité délibérant à la majorité des deux tiers, ce qui évite d'avoir à rechercher une illusoire unanimité. De plus, un choix est offert entre la nomination d'un mandataire ad hoc et le recours à une procédure de conciliation et c’est l’entreprise qui propose le professionnel qu’elle souhaite voir désigner à ses côtés.
Dans les relations avec les différentes parties prenantes (créanciers, actionnaires, partenaires sociaux), selon Grégoire Desmettre, le plus compliqué est le dialogue avec les partenaires sociaux: pour tempérer les difficultés, il est conseillé de les rencontrer, et de leur conseiller de nommer un expert qui pourra analyser de manière dépassionnée la situation de l'entreprise et le sérieux des solutions proposées pour les résoudre. A cet égard, Hélène Bourbouloux rappelle que les tractations menées dans le cadre des procédures amiables doivent légalement rester confidentielles tant qu'un protocole d'accord n'a pas été trouvé: ce n'est qu'une fois que le protocole a été conclu que les institutions représentatives du personnel sont officiellement saisies et que le contenu de l’accord leur est présenté, en amont des observations qu’elles seront amenées à formuler auprès du tribunal lors de l’homologation. D'où l'utilité de pouvoir les tenir indirectement informées en amont par le biais de leur expert. D'un point de vue général, d'ailleurs, la confidentialité est, en France, bien protégée: récemment, la Cour de cassation en a réaffirmé le principe en condamnant un journaliste qui avait révélé l'existence d'une procédure en cours.
Par ailleurs, Grégoire Desmettre, insiste sur la nécessité pour le management de garder dès le départ le plus possible la main sur les tractations: choisir ses avocats, et l'administrateur judiciaire sont des atouts précieux de ce point de vue.
Revenant sur le cas de CPI, Hélène Bourbouloux attire l'attention sur les déviations que peut induire une opération de LBO. En effet, les repreneurs, surtout quand ils sont anglo-saxons, gèrent l'opération de manière consolidée entre la société rachetée et l'entité de reprise: dans leur esprit, la dette de l'entité de reprise fait masse avec celle de la société rachetée; le risque est donc de voir l'entité de reprise se livrer à des pratiques qui, au regard du droit français, sont constitutives d'abus de biens sociaux. Il faut donc regarder avec beaucoup de prudence les montages qui lient l'entité de reprise à la société rachetée.
A partir du moment où est envisagée une procédure, il s'agit de gérer l'émoi des parties prenantes spécifiques que sont les commissaires aux comptes, les fournisseurs, l'assurance-crédit. Selon Grégoire Desmettre, les commissaires aux comptes sont en fait des alliés naturels du directeur financier, puisque c'est à eux que revient de déclencher la procédure d'alerte. Quant à l'assureur-crédit, ce n'est que si la procédure se prolonge qu'il risque de perdre confiance. A cet égard, Hélène Bourbouloux recommande de ne pas mettre l'assureur-crédit dans la boucle des négociations trop en amont et sans disposer encore d’une visibilité précise de l’aboutissement des discussions: responsable vis-à-vis de ses mandants, il risquerait de se trouver en porte à faux vis-à-vis de ceux-ci et dans l’obligation de leur faire part du mandat en cours.
Sur la différence des rôles respectifs d'un administrateur judiciaire et d'un mandataire ad hoc, Hélène Bourbouloux indique que le mandataire ad hoc n’a aucun pouvoir de contrainte. Sa seule autorité vient de l’ordonnance le désignant et du rapport qu’il fera au président de la juridiction l’ayant désigné. La confiance et la crédibilité que lui accordent les parties sont donc déterminantes. L'administrateur judiciaire de son côté dispose de pouvoirs propres et autonomes sur l’entreprise et les parties. Ces pouvoirs exorbitants du droit commun que la loi lui confère lui permettent notamment de résilier des contrats, procéder à des licenciements, rechercher des acquéreurs, négocier des offres de reprise…
En procédure amiable, le mandataire s'efforce d'amener les parties à trouver un accord, qui ne sera sans doute pas le meilleur possible pour chaque partie, mais du moins celui qui sera le meilleur compromis dans le délai imparti par la situation: le mandataire est le "gardien du temps", une sorte d'accoucheur.
En terme de responsabilité civile, le métier d'administrateur judiciaire en France est sans doute le mieux assuré qui soit, avec une caisse de garantie qui assure tant la responsabilité civile professionnelle avec de très hauts niveaux de garanties que le risque de non représentation des fonds (9 cas en 30 ans).
Sur l’échelle des difficultés, les priorités des intérêts en présence varient. Par exemple à l’aune de la liquidation judiciaire, ce sont les intérêts des salariés qui vont être prioritaires, au-delà de ceux des créanciers et encore plus des actionnaires.
Enfin, quand on est proche de trouver une solution, le choix du repreneur incombe au tribunal. En général, le repreneur "naturel" (souvent le concurrent direct de l'entreprise faillie) s'impose. Mais, le sachant, il a tendance à présenter des modalités de reprise a minima, ce qui suscite la colère des salariés qui n'admettent pas de servir de variable d'ajustement. Et il est difficile d'écarter les projets présentés par des aventuriers pas sérieux mais qui présentent une proposition plus attractive « sur le papier ».
L'expérience de Philippe Hervé dans sa reprise de la gestion d'Omoté illustre les complexités, voire les chausse-trappes, auxquelles un repreneur peut se trouver confronté. Après une longue carrière de management marketing et commercial et de Direction Générale (Darty, Bata, Nouvelles Galeries, Bultex, groupe Steiner), il décide de devenir actionnaire minoritaire de la société Omoté et d'en prendre la Présidence: le dirigeant historique avait en fait vendu la majorité du capital à un fonds d'investissement, et continuait d'assurer la gestion de l'affaire, mais avec une implication bien moindre (du moins, c'est ce que notre intervenant allait découvrir).
Très rapidement, il se heurte à la mauvaise volonté du directeur financier, qui supporte mal de perdre les prérogatives de direction générale qu'il s'était appropriées du fait de la quasi absence de l'ancien dirigeant: il est amené à le remplacer.
Il entreprend comme convenu avec le fonds d'investissement un programme de rénovation des magasins et de renouvellement de la gamme de produits.
Philippe Hervé constate par ailleurs des actes de déloyauté du fonds d'investissement actionnaire majoritaire: il avait promis de trouver les financements nécessaires au programme de rénovation, mais n'en a rien fait, tout en réclamant le versement de l'annuité de la dette de reprise senior. Parallèlement, notre intervenant découvre que le fonds avait en fait mandaté quelques mois après sa prise de fonction l'ancien dirigeant pour enquêter dans les magasins, et que ce dernier avait émis des critiques sur certains aspects de gestion de ceux-ci. Il consulte alors un avocat qui lui conseille donc d'écrire au fonds pour le menacer de l'assigner en gestion de fait de l'affaire....
S'ensuit une crise de trésorerie, qui amène à solliciter la nomination d'un administrateur judiciaire mandataire pour une mission de conciliation…
Finalement, un accord a pu être trouvé avec le fonds d'investissement, qui a accepté de recapitaliser la société à hauteur de sa part dans le capital, et Philippe Hervé a quitté la direction générale de l'affaire, se contentant dorénavant d'en être actionnaire minoritaire.
De cette malheureuse expérience, Philippe Hervé retire quatre leçons quant à la reprise d'affaires en difficulté: avoir l'obsession du cash "le cash, le cash, le cash"; tenir compte impérativement de sa forme physique et psychologique; garder en mémoire qu'il existe un conflit de logique entre le repreneur investisseur financier et le repreneur entrepreneur; enfin, choisir son administrateur judiciaire avec le plus grand soin.
Le débat qui a suivi ces interventions a notamment donné à Hélène Bourbouloux l'occasion de donner quelques conseils de comportement vis-à-vis des banquiers quand l'entreprise se trouve en difficulté. La première précaution est de conserver des relations aussi bonnes que possibles avec tous, tout en choisissant comme interlocuteurs privilégiés un petit nombre de leaders. La seconde précaution est de réaliser que, dès lors que la procédure est lancée, le dossier cesse d'être géré par les commerciaux de la banque, mais est confié à son service d' "affaires spéciales", constitué généralement d'agents à la psychologie qu’il faut savoir décrypter.

Jack Aschehoug, Membre du bureau d'HEC Finance d'entreprise

 

15:25 | Tags : difficultés, directeur fiancier, hélène bourbouloux, jacques madinier, grégore desmettre, philippe hervé | Lien permanent | Commentaires (0)